L’autre, cet inconnu

Option Auto n°276 (Octobre / Novembre 2025)

Plus le temps passe et plus il apparaît évident que les liens sont étroits entre ce qui nous passionne, la chose roulante sous toutes ses formes, et le quotidien des Français. Déjà parce que quand la politique aboie la caravane passe, témoignage que le train des décisions les plus farfelues roule in fine sur les rails de notre indifférence. Impossible en effet de taire qu’à défaut de se battre pour le changement, le compatriote manifeste pour éviter que ça change. Lové dans son oisiveté nouvelle, se complaisant dans un confort d’apparat qui consiste à battre le pavé entre deux séances de vautrage dans des canapés-relax face à des écrans géants vomissant leur contenu en streaming, l’humanoïde de 2025 se gave de coupe-graisses plutôt qu’il limite sa consommation de gras. Râleur à temps plein mais volontaire à temps partiel seulement, il se montre docile en toutes circonstances : comme lui sa familiale qui a gonflé, s’écrasant sous sa suffisance en à peine deux générations (une R21 Nevada 7 places -on ne rigole pas- pesait 1 035 kg en 1990, un Peugeot 5008 7 places électrique actuel presque 2 330…), se voit désormais taxée pour son surpoids y compris dans les zones qui militaient jusque-là pour sa multiplication. Paris éreinte le visiteur (à ne pas confondre avec le touriste, personnage hautement respecté dont le déplacement en charters fumants ne déclenche aucun courroux municipal) en confondant carte grise et PEL quitte à confier les clefs de la ville à des Zoé aux carrosseries délitées dont le coût d’exploitation diminue à mesure qu’elles matraquent. L’intérêt de chacun prévaut sur l’intérêt général mais s’en offusquer n’est pas une prise de conscience. S’aimer soi-même n’est pas un gage qu’on aime les autres.

Qu’on déambule avec un gilet ou sans culotte, poing levé et poing du bon sens peinent à cohabiter. Dans les rues comme sur la route, encore et toujours, le dernier qui parle a d’autant plus de chance d’être écouté qu’il s’est exprimé en braillant. Ne roulez plus en diesel, sataniques destructeurs d’écosystème, préférez-lui des engins qui ne refusent le lourd que s’il s’agit de pétrole. Investissez, entreprises de tous poils, dans l’automobile pour relancer l’économie, mais attendez vous à ce que la taxe sur les voitures de société (pardon, la « taxe annuelle sur les émissions de polluants atmosphériques »…) vous coupe en deux. Saint-Thomas disait qu’il ne croyait que ce qu’il voyait, référence au bon sens plutôt qu’aux convictions dont la faiblesse et la candeur sont d’inédits pourvoyeurs. D’autres, lapsus révélateur aidant, auront admis qu’ils ne voyaient que ce qu’ils croyaient.

Le train de l’intolérance, toujours lui, est en marche -pour une fois qu’on le rêverait en grève !- et le caténaire qui l’alimente en prédications faussement altruistes contribue à bonder ses wagons. La conscience de l’autre n’est plus. Avec elle venaient le respect, l’écoute et la modération. Remplacés par la peur, la résistance et l’anxiété. En deux comme en quatre roues je ne me bats plus contre les vélos, ignorant si la discussion tiendra de l’échange ou du pugilat. Je tais mon point de vue quand le défendre impose de s’équiper d’une pique, même si le débat porte sur la période de taille des Rhododendrons. Je vise le léger, aspire au calme, recherche le silence à mesure que les voix muent en cris. Quand on est solitaire face à la valeur du travail et solidaire devant ses fruits, la machine s’enraye. Quand un lycéen bloque son école parce qu’il réclame une retraite avancée, de deux choses l’une : soit c’est la réincarnation du Che -rare et hautement hypothétique- soit c’est un gentil glandeur (au mieux un doux rêveur) chez lequel l’instinct grégaire est plus fort que la soif d’apprendre à penser seul. Les extrémités sont de mauvaises réponses au mal-être et poussent à se recentrer. S’il est interdit d’interdire, imposer la tolérance l’érode irrémédiablement. Je vois déjà naître le phénomène inédit qui consistera à initier des « dîners d’intelligents » : plus difficiles à trouver qu’un con caduc ou débutant, ils ne sauraient être partout. D’ici à les dénicher, faites comme nous, bougez pour jouir sans médire, appréciez sans jalouser. Roulez sans écraser. Ecoutez sans vous isoler. Dégustez avant de partager. Avant que chez l’autre, cet inconnu, vous retrouviez de la bonté et de la bienveillance, du temps s’écoulera sans doute. Autant le passer sans se laisser aller à la médiocrité -temporaire ?- et continuer à apprendre : c’est le seul moyen de ne pas avoir peur de ses contemporains. Pour la honte, par contre…
Frédéric Lardenois
 

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